30.4.13

Humeur. Le cinéma de l'intime de François Truffaut


























J'aime la tension entre le réel et la fiction dans les aventures d'Antoine Doinel, elle est la condition même de la confession pudique. Dans Antoine et Colette, la première suite donnée aux 400 coups, si François Truffaut reprend le thème littéraire de l'éducation sentimentale, il incarne ses personnages dans la réalité des années 60. Le film est proche à certains moments du film documentaire, photographié par Raoul Coutard en lumières naturelles, dans des lieux réels  empruntés à des amis du réalisateur; le noir et blanc souligne en contrepoint la poésie et l'émotion des premiers émois amoureux, l'image parfois bougée, mouillée ou vacillante du chef opérateur  participe de l'instabilité du jeune homme, de l'indétermination et du provisoire par lesquels sa destinée semble marquée. Une des réponses favorites du jeune Antoine est l'élusif "peut-être" qui jamais ne renvoie à aucune forme de définitif. La technologie, que ce soit le moulage des disques vinyles à la main ou le service parisien des pneumatiques dans Baisers volés, en devenir  comme la maturation de l'adolescent, n'est saisie qu'à un moment transitoire de son évolution.  













1, 2, 3 Scènes de Antoine et Colette
4  François Truffaut et Raoul Coutard à la caméra
Richard Avedon, François Truffaut et Jean-Pierre Léaud
 © Richard Avedon 





19.4.13

Comme une respiration. Eileen Gray's Silent Presence





















Eeileen Gray semble avoir cultivé le goût du secret, du crypté, du caché. Elle s'est méfiée de l'écrit au point de détruire une partie de sa correspondance et de ses memento. Pourtant elle a laissé quelques mots parler pour elle, cette phrase inscrite au pochoir à l'entrée de la villa E 1027, offerte à l'architecte roumain Jean Badovici, "Entrez lentement" ou ce "Garde-manger" qui tel un nom propre vient contredire par un sens univoque son goût pour les objets à usage multiple. Le projet E 1027 tire son nom codé de l'entrelacement de son propre nom et de celui de Jean Badovici, E pour  Eileen, 10 pour le J de Jean, 2 pour le B de Badovici et 7 pour le G de Gray.  Le nom de la première  maison qu'elle réalise pour elle-même  témoigne de sa sensibilité aiguë à l'environnement physique mais aussi à l'environnement linguistique dans lequel elle implantait ses créations; "Tempe a pailla", est un emprunt au vernaculaire. Elle a de nouveau puisé à la source du dialecte mentonnais, "Il faut du temps et de la paille pour faire mûrir les figues", pour décrire les deux longues années qu'il lui a fallu pour se créer cette "chambre à soi", lieu de repos et de villégiature, qu'elle a appelée "le temps d'un bâillement", probablement pour mettre en exergue le jeu irritant des polysémies, des ambiguïtés et des paradoxes. Ses maisons en harmonie profonde avec la nature semblent animées d'une vie toute organique. Les volets coulissants qui s'ouvrent sur la mer sont des paupières qui battent, les murs respirent doucement. 




Liens: Elizabeth Lebovici, Le beau vice, We coeur Eileen Gray,



Eileen Gray 


Centre Pompidou-Beaubourg

19 rue Beaubourg

75004 Paris


20 février 2013 - 20 mai 2013





Eileen Gray et la photographie*



21 mars 2013 - 27 avril 2013





* une exposition rare et touchante d'une collection privée de photographies et d' objets personnels ayant appartenu à Eileen Gray, voir l'article de Elizabeth Lebovici, Prenez garde aux
objets domestiques.
















1, 2, 3 Villa E1027 et Tempe a pailla © Fonds Eileen Gray
4 Chambre de photographie fabriquée par Eileen Gray, collection privée de la galerie Gilles Peyroulet
5 Eileen Gray photographiée par Berénice Abbott, 1926






17.4.13

Mutability. What Landscape Are You Just Now?

Si on ouvrait les gens on trouverait des paysages. Moi si on m'ouvrait on trouverait des plages.

Agnès Varda


When you see reflection in water, do you recognize the water in you?






































1 Roni Horn, Still Water
Installation view, Castello di Rivoli, Turin, 2000
2, Roni Horn, Still Water(The River Thames for Example),
 1999,© Roni Horn
3,4,5 Cy Twombly, Miramare By the sea, Gaeta 2005
6,7, 8 Jefferson Hayman, A collection of seascapes








Water takes on so many appearances, the self is constantly moving and changing... What are you reflecting today? What landscape is in you just now? And what weather? 






7.4.13

La vie dans les bois. The Perfect Boots to Walk Around Thoreau's Pond



Our life is frittered away by detail.
 Simplify, simplify, simplify! I say, let your affairs be as two or three, and not a hundred or a thousand; instead of a million count half a dozen, and keep your accounts on your thumb-nail.



Henry David Thoreau, Walden; or, Life in the Woods, 1854* 

























You are incorrigible. Since you saw those foldable japanese rubber boots on Swiss-miss blog, you can't help thinking of them. These japanese wellies were initially designed to answer the need of space in many japanese homes. Rolled down and secured with a heavy-weight rubber band, they take up little more space than a pair of Cinderella shoes. You want to believe Henry David Thoreau himself would not have been averse to counting them as one of his few possessions but really you know you are cheating yourself. 





The Thoreau reader annotated works by H. D. Thoreau, Chapter 2 Where I lived, and what I lived for

Foldable rubber boots at Kaufmann Mercantile 





3.4.13

Enfance. La déchirure


— Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… 


Nathalie Sarraute, Enfance, 1983





























« Nein, das tust du nicht »... « Non, tu ne feras pas ça »... les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu'à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient, elles pèsent de toute leur puissance, de tout leur énorme poids... et sous leur pression quelque chose en moi d'aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s'élève... les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l'enfoncent là-bas... « Doch, Ich werde es tun. » « Si, je le ferai. »

« Nein, das tust du nicht. » « Non, tu ne feras pas ça... » ces paroles viennent d'une forme que le temps a presque effacée... il ne reste qu'une présence... celle d'une jeune femme assise au fond d'un fauteuil dans le salon d'un hôtel où mon père passait seul avec moi ses vacances, en Suisse, à Interlaken ou à Beatenberg, je devais avoir cinq ou six ans, et la jeune femme était chargée de s'occuper de moi et de m'apprendre l'allemand... Je la distingue mal... mais je vois distinctement la corbeille à ouvrage posée sur ses genoux et sur le dessus une paire de grands ciseaux d'acier... et moi... je ne peux pas me
voir, mais je le sens comme si je le faisais maintenant... je saisis brusquement les ciseaux, je les tiens serrés dans ma main... des lourds ciseaux fermés... je les tends la pointe en l'air vers le dossier d'un canapé recouvert d'une délicieuse soie à ramages, d'un bleu un peu fané, aux reflets satinés... et je dis en allemand... « Ich werde es zerreissen. » 

En allemand... Comment avais-tu pu si bien l’apprendre ?

Oui, je me le demande... Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis... « Ich werde es zerreissen »... « Je vais le déchirer »... le mot « zerreissen » rend un son sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire... je vais déchirer, saccager, détruire... ce sera une atteinte... un 
attentat... criminel... mais pas sanctionné comme il pourrait l'être, je sais qu'il n'y aura aucune punition... peut-être un blâme léger, un air mécontent, un peu inquiet de mon père... Qu'est-ce que tu as fait, Tachok, qu'est-ce qui t'a pris ? et l'indignation de la jeune femme... mais une crainte me retient encore, plus forte que celle d'improbables, d'impensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant... l'irréversible...l'impossible... ce qu'on ne fait jamais, ce qu'on ne peut pas faire, personne ne se le permet...

Ich werde es zerreissen. « Je vais le déchirer » … je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide…

« Je vais le déchirer » … il faut que je vous prévienne pour vous laisser le temps de m’en empêcher, de me retenir… « Je vais déchirer ça » … je vais le lui dire très fort…peut-être va-t-elle hausser les épaules, baisser la tête, abaisser sur son ouvrage un regard attentif… Qui prend au sérieux ces agaceries, ces taquineries d’enfant ? … et mes paroles vont voleter, se dissoudre, mon bras amolli va retomber, je reposerai les ciseaux à leur place, dans la corbeille….

Mais elle redresse la tête, elle me regarde tout droit et elle me dit en appuyant très fort sur chaque syllabe : Nein, das tust du nicht… « Non, tu ne feras pas ça »… exerçant une douce et ferme et insistante et inexorable pression, celle que j’ai perçue plus tard dans les paroles, le ton des hypnotiseurs, des dresseurs…

« Non, tu ne feras pas ça… » dans ces mots un flot épais, lourd coule, ce qu’il charrie s’enfonce en moi pour écraser ce qui en moi remue, veut se dresser…et sous cette pression ça se redresse, se dresse plus fort, plus haut, ça pousse, projette violemment hors de moi les mots… « Si, je le ferai. »

« Non, tu ne feras pas ça… » les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats… « Si, je le ferai »…Voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier de haut en bas et je regarde ce qui en sort…quelque chose de mou, de grisâtre s’échappe par la fente…


Enfance, Nathalie Sarraute, 1983 © Gallimard  






1 Valery Lorenzo, photography silver print,
 © Valery Lorenzo
2 Bernard Plossu, Shane, USA, 1982
3 Claudine Doury, La cloche de verre, 2009,
 Lambda print 
4 Claudine Doury, Série Sasha, Les limaces, 2007,
 Lambda print , 
5 Heinrich Kühn, Tambour et soldat de plomb 1910,
 autochrome Paris, Musée d'Orsay © Musée d'Orsay